CHRONIQUES CHINOISES

Le cinéma au temps du Covid

Le producteur, le réalisateur et l'acteur principal du film sont coincés par le Covid en plein tournage (©Yingfilms Pte. Ltd./Essential Filmproduktion GmbH).
Le producteur, le réalisateur et l'acteur principal du film sont coincés par le Covid en plein tournage (©Yingfilms Pte. Ltd./Essential Filmproduktion GmbH).

L'amour au temps du choléra est un des livres les plus célèbres de l'écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, prix Nobel de littérature, paru en 1987 et adapté au cinéma en 2007. Le cinéma au temps du Covid pourrait être le titre du film CHRONIQUES CHINOISES (ce mercredi 23 octobre sur les écrans), qui raconte, dans un habile mélange de fiction et de réalité, le tournage d'un film interrompu en Chine en 2020 à cause de l'épidémie de coronavirus.

Le réalisateur Lou Ye y raconte une histoire vraie. En juillet 2019, il rallume un ordinateur éteint depuis 10 ans. Il y retrouve des extraits d'un film inachevé pour raisons budgétaires, qui évoquait notamment l'amour entre deux jeunes homosexuels.

Il décide de reprendre le tournage du film et rappelle les acteurs et les techniciens du film, le tournage reprend, il se retrouve souvent dans la salle de montage avec l'acteur principal. Puis, le 22 janvier 2020, deux jours avant le Nouvel An chinois, toute l'équipe se retrouve dans un hôtel à Wuhan pour la fin du tournage.

Wuhan puis toute la Chine

Le Covid est en train de s'abattre sur Wuhan, et bientôt sur toute la Chine. Les premiers masques apparaissent. "Les routes sont bloquées. Il y a des ambulances et des flics partout", dit le directeur de production.

Les membres de l'équipe du film sont empêchés de quitter l'hôtel par la police. Des policiers et hommes en combinaisons blanches surgissent un peu partout, des barrages et barrières sont installés à l'extérieur, bientôt on évacue un membre de l'équipe touché par le virus évanoui dans un couloir de l'hôtel. C'est le début du confinement.

Téléphone portable

Pour l'acteur principal (Qin Hao), le seul lien avec l'extérieur va désormais être le téléphone portable. Il appelle régulièrement sa femme, inquiète, seule chez elle avec leur bébé de trois mois.

Même chose pour tous les membres de l'équipe, que le réalisateur invite à filmer leur quotidien, à communiquer via les portables et les ordinateurs, à se réunir régulièrement en visioconférences. Nul ne sait de quoi l'avenir proche sera fait –celui du film, celui de leur propre vie…

Tout est vrai

"Il faut savoir que tout est vrai: en 2019, on a vraiment rallumé un ancien ordinateur et vraiment repêché d’anciens rushs. À ce moment-là, on a commencé à organiser les épreuves de tournage pour pouvoir terminer ce film. Et puis en 2020, la pandémie a éclaté et nous a complètement stoppés dans notre élan. Les choses sont allées très vite et à cet instant précis la réalité est devenue plus importante que le cinéma", expliquait le réalisateur dans une interview au magazine SoFilm lors du dernier Festival de Cannes, où son film a été présenté en séance spéciale hors-compétition.

La plupart des personnages qu'on voit dans le film (acteurs, techniciens, assistants, producteurs) jouent leur propre rôle, à l'exception du réalisateur qui a confié à un acteur le soin d'interpréter son rôle. Mais, ajoute-t-il, "toute la partie du confinement dans l’hôtel est heureusement fictionnelle et reconstituée après".

Intelligence et maîtrise

Il n'empêche que la réalisation de ce docu-fiction, entre cinéma et réalité, est remarquable d'intelligence et de maîtrise: caméra à l'épaule, écrans multiples simultanés, vidéos internet, captures de téléphones portables, conversations sur FaceTime et Skype, extraits d'images d'actualité réelle (en janvier 2020 et ensuite), ce qu'on raconte et ce qu'on voit à l'écran est parfois étourdissant, bluffant, splendide.

"On improvisait et modifiait constamment. Le soi-disant scénario ne contenait qu’une toute petite partie de ce qui était filmé", explique le réalisateur. "Les scènes de FaceTime en temps réel étaient de véritables appels vidéo, il y avait donc de nombreux défis techniques à résoudre. L’incertitude de la pandémie me donnait le sentiment que les choses évoluaient à un rythme que le projet n’était pas capable de suivre".

Ennuis avec la censure

C'est le 10e film de Lou Ye, 59 ans, qui a toujours eu des problèmes avec la censure chinoise depuis ses débuts en 1999. Ses deux premiers films ont été interdits de diffusion. Dans son troisième, UNE JEUNESSE CHINOISE en 2006, il évoquait les événements de la Place Tian An Men de 1989, ce qui lui a valu une interdiction de tourner pendant cinq ans.

Dans le suivant, NUITS D'IVRESSE PRINTANIÈRE, tourné clandestinement et en compétition au Festival de Cannes 2009, il abordait la question de l'homosexualité, sujet tabou en Chine. Il y fait allusion dans CHRONIQUES CHINOISES, à propos du film inachevé qu'il veut reprendre: "Ce film, il ne passera pas la censure", dit l'acteur au réalisateur, au début du tournage.

Autoritarisme implacable

Sans trop insister, il y montre aussi l'autoritarisme implacable du gouvernement chinois quand est apparue l'épidémie de Covid, qui a ensuite touché le monde entier. Une des scènes les plus touchantes et dramatiques du film est celle dans laquelle on voit une adolescente, seule et démunie, voir s'éloigner l'ambulance qui emporte à l'hôpital sa mère malade et qu'elle ne peut pas suivre.

Ces CHRONIQUES CHINOISES (ridicule titre des distributeurs français pour un film intitulé à l'origine An Unfinished Film) passionnera les cinéphiles avertis pour sa réalisation et son savoir-faire visuel. Avec l'utilisation de nombreuses captures d'écrans de téléphone portables, il donne notamment à réfléchir sur la vision que l'on a de l'image: horizontale, parfois carrée au cinéma; verticale sur un téléphone portable.

"Image animée"

Cette évolution de la consommation de "l'image animée", ces dernières années, s'est renforcée pendant les confinements de la période Covid, partout dans le monde. "J’ai certainement été influencé de façon inconsciente par la prévalence de la communication vidéo durant la pandémie. Je voulais que ce film reflète ça, surtout visuellement", reconnaît le réalisateur.

Et d'ajouter: "Du point de vue de l’expérimentation dans le domaine du langage cinématographique, ma conclusion est: «Le cinéma ne mourra pas!». Ce film

en est la preuve".

Son film, captivant, c'est donc un peu le cinéma qui se regarde le nombril, c'est un film-dans-le-film. Mais pas seulement: dans sa dernière partie, il va au-delà de l'équipe de tournage et montre que son scénario est une histoire vraie qu'on a tous vécue –moins durement, certes, que les centaines de millions de Chinois, mais qui nous a tous marqués. Le cinéma, c'est la vie.

Jean-Michel Comte

 

LA PHRASE

"Je ne pensais pas vivre ça un jour. Ni dans cette vie ni dans la suivante" (l'acteur principal, coincé dans sa chambre).

 

Chroniques chinoises

("An Unfinished Film") (Singapour/Allemagne, 1h53)

Réalisation: Lou Ye

Avec Qin Hao, Mao Xiaorui, Xi Qi

(Sortie le 23 octobre 2024)


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