Défunts 2.0
La mort lui va si bien. Dans la majorité de ses films, David Cronenberg parle de décès, d'accidents, de maladies, de cadavres ou de corps transformés par la science. On retrouve cette atmosphère mortifère dans son nouveau film, LES LINCEULS (ce mercredi 30 avril sur les écrans), qui oscille entre thriller, science-fiction et réflexion existentielle sur le deuil.
Le personnage principal en est Karsh (Vincent Cassel), 50 ans, homme d’affaires renommé, ancien producteur vidéo, qui a inventé un système révolutionnaire et controversé: GraveTech, qui permet aux vivants de se connecter à leurs chers disparus dans leurs linceuls.
Cimetière high-tech
Via une application, les clients de ce cimetière high-tech peuvent voir sur écran l'évolution de la décomposition du cadavre de leurs proches décédés, en 3D et sous différents angles. C'est pour essayer de faire son deuil de sa femme Rebecca, morte quatre ans auparavant, que Karsh s'est lancé dans ce projet, vite devenu lucratif.
Mais une nuit, le cimetière est saccagé et neuf tombes –dont celle de Rebecca– sont vandalisées. Les accès vidéo aux tombes connectées ne fonctionnent plus. Les caméras de surveillance ne permettent pas d'identifier les auteurs de ces dégradations, et Karsh va donc se lancer dans une enquête pour les retrouver…
Histoire protéiforme
Il y a à boire et à manger (et beaucoup de bavardage) dans cette histoire protéiforme
qui mêle thriller, espionnage, complotisme, fantastique, paranoïa, onirisme, science-fiction dans des décors froids, métalliques, dépouillés, gris, lugubres, et d'un esthétisme parfois insistant mais filmés avec une élégance rare.
On voit défiler des personnages parfois ambigus ou inquiétants: la sœur jumelle de Rebecca, Terry (Diane Kruger), vétérinaire et toiletteuse de chiens, persuadée que sa sœur a été victime d'expérimentations lors de ses derniers jours à l'hôpital; son ex-mari Maury (Guy Pearce), expert en informatique, qui va aider Karsh dans son enquête; la femme (Sandrine Holt), aveugle, d'un milliardaire hongrois fascinée par Karsh; un mystérieux médecin à qui Rebecca avait fait des confidences; deux hackers russes engagés par Maury pour lutter contre la nocivité de la technologie chinoise; et puis l'avatar Hunny, une assistante virtuelle de Karsh, créée par intelligence artificielle et qui lui sert de secrétaire et de confidente.
Fascination pour la technologie
Cette histoire de linceuls digitaux et de cimetière connecté est typique de la fascination pour la technologie –ses bons et surtout ses mauvais côtés– que montre David Cronenberg dans la majorité de ses films (CRIMES OF THE FUTURE, FRISSONS, RAGE, CHROMOSOME-3, VIDÉODROME, DEAD ZONE, LA MOUCHE, CRASH, eXistenZ, entre autres). Le procédé mis au point par Karsh "est certainement pervers, morbide, grotesque, mais pour un homme qui pleure sa défunte épouse, ça ne l’est pas. C’est, en fait, une attitude positive, une façon de sortir du chagrin et du désespoir", dit le réalisateur canadien.
Car LES LINCEULS, dont le sujet principal est donc le deuil, raconte avec un romantisme masqué une très forte histoire d'amour, par-delà la mort, ce qui n'est pas sans rappeler, par exemple, le film le plus singulier de François Truffaut, LA CHAMBRE VERTE (1978), sur le même thème de départ.
Film le plus personnel
Cela fait du film sans doute le plus personnel de Cronenberg, 82 ans, qui expliquait, lors de sa présentation en compétition au Festival de Cannes l'an dernier, qu'il était un hommage à sa femme, la monteuse et cinéaste Carolyn Zeifman, décédée en 2017: "J’ai écrit ce film alors que je subissais le contrecoup de la mort de ma femme, qui a disparu il y a sept ans. Ce drame m’a touché très profondément et ce qui devait être une exploration technique est devenu, peu à peu, une exploration émotionnelle et personnelle".
Et quand on voit la ressemblance entre le réalisateur et Vincent Cassel, cheveux gris en arrière taillés en brosse, regard perçant, joues creuses, le doute n'est plus permis: Karsh, c'est Cronenberg. Et LES LINCEULS une sorte de film-testament, pudique et délicat –avec un certain chic dans sa fin bizarre, abrupte, déroutante.
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
"Le chagrin pourrit vos dents" (le dentiste de Vincent Cassel, première phrase du film).
"The Shrouds" (Canada/France, 1h59)
Réalisation: David Cronenberg
Avec Vincent Cassel, Diane Kruger, Guy Pearce
(Sortie le 30 avril 2025)
Retrouvez cet article, ainsi que l'ensemble de l'actualité culturelle (musique, théâtre, festivals, littérature, évasion)
sur le site