Les bébés volés dans le Pérou des années 80
En Espagne, au Chili, en Argentine, des scandales de bébés enlevés à la naissance pour les faire adopter par des familles riches ou étrangères ont eu lieu dans les années 70 et 80. On le sait moins, mais au Pérou aussi: c'est ce que raconte le film CANCION SIN NOMBRE.
Inspirée de faits réels, l'histoire est celle de Georgina (Pamela Mendoza), 20 ans, et Leo (Lucio Rojas), 23 ans, originaires des Andes, qui vivent dans un hameau loin de Lima. À la ville, Leo décharge des sacs de patates dans un entrepôt, Georgina en vend quelques unes au marché. Ils sont pauvres, ils s'aiment, Georgina est enceinte de leur premier enfant.
Sur le marché, elle entend dans les haut-parleurs une publicité sur une radio locale pour une clinique proposant des soins gratuits aux femmes enceintes. Au moment de l'accouchement, elle s'y rend et donne naissance à une fille. Mais peu après, on lui annonce que son bébé a été transféré à l'hôpital, elle doit quitter la clinique, et quand elle y revient le lendemain, celle-ci, installée dans un immeuble ordinaire, a disparu.
Désespérée, Georgina se rend avec Leo à la police et au palais de justice pour porter plainte, mais en vain. En dernier recours, elle sollicite alors l'aide d'un journaliste du quotidien local, Pedro Campos (Tommy Parraga), qui accepte de mener l’enquête…
Présenté à la Quinzaine des réalisateurs au dernier Festival de Cannes, le film est donc tiré d'une histoire vraie, qui rappelle d'autres scandales d'enfants enlevés sous différentes dictatures militaires, en Espagne sous Franco (1939-1975), au Chili sous Pinochet (1973-1990) ou en Argentine sous Videla (1976-1983): des bébés arrachés à leurs mères, détenues ou opposantes ou pauvres, et confiés en adoption à des familles riches, favorables au régime ou étrangères.
Au Pérou, cette histoire a eu lieu au début des années 80 et la réalisatrice du film, Melina León, dont c'est le premier long-métrage, rend ainsi hommage à son père, Ismael León: "Mon père est l’un des journalistes qui ont participé au lancement de La Republica, un quotidien très populaire au Pérou. Ils ont lancé le journal en 1981 avec en Une cette affaire de trafic d’enfants, et mon père a participé directement à l’enquête. C’est lui qui m’a raconté cette histoire".
Mais la réalisatrice explique avoir, avec son coscénariste, "gardé une distance prudente vis-à-vis des faits historiques. Nous avons changé la période pour situer l’action en 1988, et avons créé des personnages de fiction. Je voulais être libre d’imaginer les émotions des personnages, et j’avais besoin de pouvoir exprimer mon ressenti sur une période dont je pouvais me souvenir".
Elle n'évite pas un arrière-fond politique et social à son histoire (le couple de jeunes parents vit dans la misère, les autorités de l'époque luttent contre les attentats du Sentier lumineux, le journaliste a des difficultés à vivre son homosexualité), mais ce n'est pas un film militant ni intello, comme pourraient le laisser craindre le générique du début, l'usage du noir-et-blanc et le format quasi carré (4:3) de l'image.
Tout est en discrétion et pudeur, à hauteur humaine, ce qui renforce la force de l'histoire et la gravité du scandale –et même un certain suspense, dans la dernière partie. La réalisatrice évite aussi le lourd procédé de panneaux explicatifs au générique de fin: le film se termine sobrement par une très jolie scène.
Et les acteurs, peu expérimentés, portent cette délicatesse, comme cette séquence dans laquelle Georgina, en mal de son bébé, berce une couverture vide en lui chantant une berceuse, une "chanson sans nom" –c'est le titre du film: "Dors, mon bébé, dors. (…) Mon bébé, que ton sommeil soit fait de paix et d'amour".
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
"Je veux voir ma fille" (la mère, Georgina, après l'accouchement).
(Pérou, 1h37)
Réalisation: Melina León
Avec Pamela Mendoza, Tommy Párraga, Maykol Hernández
(Sortie le 22 juin 2020)