Loin des Gilets jaunes
"C'est dingue: les gens lisent des livres sur smartphone!", dit l'un des personnages. Dans le film d'Olivier Assayas DOUBLES VIES, on s'interroge sur le livre à l'ère du numérique et sur l'infidélité des couples mariés dans les milieux intellos parisiens.
Il y a quatre personnages principaux. Alain (Guillaume Canet) a relancé avec succès une prestigieuse maison d'édition centenaire. Il est marié depuis 20 ans avec Séléna (Juliette Binoche), actrice vedette d'une série télévisée populaire, et ils ont un petit garçon de 5 ans. Leur ami Léonard (Vincent Macaigne), écrivain bohème et gentiment rebelle, multiplie les autofictions en racontant sa vie amoureuse dans ses romans, avec plus ou moins de succès. Il vit avec Valérie (Nora Hamzawi), assistante parlementaire, énergique et idéaliste, qui croit encore à l'action politique.
Bien qu’ils soient amis de longue date, Alain s’apprête à refuser le nouveau manuscrit de Léonard. Cela ne sera pas sans conséquences sur la (double) vie de ces deux couples, plus entrelacée qu'il n'y paraît…
Ancien critique, chouchou du Festival de Cannes (neuf de ses films y ont été présentés), réalisateur notamment de L'ENFANT DE L'HIVER, IRMA VEP, LES DESTINÉES SENTIMENTALES, SILS MARIA ou récemment PERSONAL SHOPPER, Olivier Assayas, 63 ans, s'intéresse comme souvent au monde qui nous entoure et à ses évolutions, mais fait ici une incursion inhabituelle dans la comédie sentimentale.
L'infidélité dans le couple et le mensonge sont l'un des thèmes du film, et les relations sentimentales entre les personnages évoluent au fil de l'histoire. Mais ce n'est qu'un prétexte pour le réalisateur, au fil des scènes aux dialogues très intellos, pour exprimer et expliquer sa vision de l'époque. C'est un peu "Internet, le numérique et les réseaux sociaux pour les Nuls" dans la série "On vit une époque formidable": Olivier Assayas, via ses personnages, livre ses réflexions –parfois banales, voire lourdingues– sur le livre numérique, les liseuses, le succès des livres audio et des livres de coloriage pour adultes, Twitter, Google, les blogs, la gratuité, l'information et les fake news, les mots-clés dans les titres sur les sites d'information, la chute du nombre des lecteurs, la baisse de l'influence des critiques et la hausse de celle des blogueurs, la post-vérité, l'addiction aux séries télévisées, le cinéma ou la littérature de divertissement, la manière de faire de la politique, la transparence et la vie privée des hommes politiques.
"Je m’intéresse beaucoup, comme tout le monde, à la façon dont l’adaptation au numérique transforme nos vies, ou plutôt à la manière dont le monde se transforme sans cesse", explique-t-il. "A d’autres époques c’était l’industrialisation, les machines à vapeur, le téléphone, l’avion, etc. Aujourd’hui le vecteur du changement c’est le numérique, et ce changement nous interroge sur des convictions ancrées dans nos habitudes les plus chères, nos valeurs les plus essentielles; chacun essaie de se situer par rapport à cela, est bousculé par cela. C’est devenu le sujet du film".
Les personnages sont des intellectuels des milieux culturels parisiens, on est aux antipodes des Gilets jaunes et pourtant certaines scènes, certains dialogues sont plus d'actualité que jamais, notamment sur la politique et le fait d'aller "sur le terrain". Dans une soirée entre ces bobos parisiens où elle débarque, Valérie l'attachée parlementaire explique qu'elle a passé la journée à Laval, en Mayenne, et les autres invités disent ignorer où cela se trouve…
C'est très écrit, très cérébral, mais les acteurs font leur possible pour alimenter le côté comédie sentimentale du film, avec les rapports amoureux parfois compliqués des personnages. La révélation du quatuor principal est l'humoriste Nora Hamzawi, dont c'est le premier rôle important au cinéma, aux côtés d'un Vincent Macaigne (vu récemment dans CHIEN) toujours affublé de son rôle de looser aux airs de chien battu, d'une Juliette Binoche (vue récemment dans L'ÉPREUVE) habilement dissimulatrice dans cette histoire et d'un Guillaume Canet (vu récemment dans LE GRAND BAIN) qui se pose des questions professionnelles et privées mais continue d'avancer et de s'adapter à son époque pour tracer son chemin –comme Olivier Assayas.
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
"Il faut que tout change pour que rien ne change" (citation de la fin du film Le Guépard, de Visconti, usée jusqu'à la corde sur Internet et citée par Christa Theret, qui joue la responsable du développement numérique de la maison d'édition de Guillaume Canet).
(France, 1h48)
Réalisation: Olivier Assayas
Avec Guillaume Canet, Juliette Binoche, Vincent Macaigne
(Sortie le 16 janvier 2019)