YSL, côté sombre
Comme Truman Capote, Coco Chanel, Edith Piaf, Pablo Picasso, Nelson Mandela, Abraham Lincoln, Cléopâtre, Jeanne d’Arc, Christophe Colomb, la reine Margot ou Blanche-Neige, Yves Saint Laurent
méritait-il deux biopics? La réponse est oui, évidemment.
Huit mois après le YVES SAINT LAURENT réalisé par Jalil Lespert, voici SAINT LAURENT, la version de la vie du grand couturier que propose le
réalisateur Bertrand Bonello. Deux films bien différents, presque complémentaires.
Le premier, avec Pierre Niney dans le rôle-titre et autorisé par Pierre Bergé, le compagnon d’Yves Saint Laurent, a attiré 1,6 million de spectateurs dans les salles.
Le second, avec Gaspard Ulliel, a eu beaucoup plus de mal à voir le jour puisqu’il s’est fait contre la volonté de Pierre Bergé. Ce qui ne l’a pas empêché –et l’a sans doute même aidé– d’être
sélectionné en compétition au dernier Festival de Cannes.
L’existence, et la sortie en première position, de la version adoubée par Pierre Bergé ''a forcément rendu les choses très compliquées et nous avons dû franchir beaucoup d’obstacles pour arriver
à ce que le film se fasse'', explique Bertrand Bonello.
''J’en ai pris mon parti, en me disant que l’existence d’un film plus officiel allait prendre en charge les passages obligés du biopic, et donc que j’en étais dédouané''. Du coup, ''j’ai pu
radicaliser ma vision, entrer dans l’histoire plus tard et avec moins d’explications'' (sur l’enfance du grand couturier, son traumatisme au service militaire, sa rencontre avec Pierre Bergé, la
création de la marque, les premières collections, etc.).
De fait, l’une des grosses différences entre les deux films est que le premier ressemblait davantage à un biopic traditionnel et racontait la vie d’YSL dans son ensemble (1936-2008), alors que le second se concentre sur une décennie.
C’est ce que résume le synopsis officiel du film: ''1967-1976: la rencontre de l’un des plus grands couturiers de tous les temps avec une décennie libre. Aucun des deux n’en sortira
intact''.
L’autre grosse différence, qui découle de la première, est que le film de Bertrand Bonello est beaucoup plus sombre, plus fort, plus radical. Le réalisateur du PORNOGRAPHE, de TIRESIA ou de
L’APOLLONIDE donne une vision très personnelle, singulière, du personnage et de la vie d’Yves Saint
Laurent.
Il s’intéresse moins au talent créateur du couturier qu’à sa vie privée, à son génie qu’à ses démons, à ses succès éclatants qu’à son côté obscur.
Conséquence de ce choix artistique revendiqué par le réalisateur: sur les deux heures et demie de film (c’est long), une place très importante accordée à l’homosexualité d’Yves Saint Laurent.
Drague cuir, boîtes homos, partouzes gays, sextoys et fauteuil gynécologique (à usage masculin) au beau milieu du salon d'un de ses amants: Bertrand Bonello a choisi d'insister sur cet aspect de
la personnalité d'YSL. Cela va de pair avec les drogues et l'alcool, les pilules de toutes les couleurs, le whisky et le champagne.
Yves Saint Laurent était mal dans sa peau mais, gros travailleur sous son aspect fragile, créait bon gré mal gré ses collections au fil des ans, avec le talent fou qu'on lui connaît. Le
réalisateur a choisi d'en montrer l'essentiel dans une séquence de split screen, où l'écran se divise en deux: d'un côté les mannequins qui défilent et les collections qui se suivent, de l'autre
les années qui passent et les événements qui se succèdent dans le monde.
Autre split screen, plus émouvant et plus élogieux: celui qui résume la collection Opéras-Ballets Russes de 1976, l'une
des plus célèbres et des plus réussies, dont Saint Laurent lui-même dira que ''ce n'est peut-être pas la meilleure, mais à coup sûr la plus belle''.
Car l'hommage au talent du grand couturier n'est pas absent du film. Bertrand Bonello montre avec précision et réalisme le travail méticuleux des employées de la maison de couture. Et illustre
avec brio le génie de Saint Laurent quand, dans une scène impressionnante, celui-ci métamorphose une riche cliente (jouée par Valeria Bruni Tedeschi), rajeunissant sa silhouette de 15 ans en cinq
minutes de conseils et de relooking.
Pierre Bergé (joué ici par Jérémie Rénier) n'a pas le beau rôle dans le film. Côté professionnel, le réalisateur lui reconnaît un talent d'homme d'affaires qui a su préserver les intérêts de son
compagnon. Mais parfois au détriment de celui-ci: ''J'ai l'impression d'être devenu un vernis à ongles dans un Prisunic ou un sac à main'', regrette YSL à la fin de sa vie.
Côté privé, la longue histoire d'amour entre les deux hommes est minimisée, à l'image d'une citation en début de film, dans laquelle Saint Laurent, seul devant sa glace, exprime sa volonté
d'indépendance: ''Mon petit Bergé, je t'aime, mais je ne serai pas ton mouton''.
La meilleure surprise du film, outre une bande-son très soignée, est la dernière partie, où Bertrand Bonello décide de s'évader de la période 1967-1976 pour faire quelques allers-retours
plusieurs années plus tard, avec un Yves Saint Laurent vieillissant, désabusé, calmé, interprété par Helmut Berger.
Le grand couturier caresse son petit chien, bavarde avec son dealer, lit Voici et réclame à son coiffeur, pour ses cheveux, ''la couleur de Johnny Hallyday''. La scène est jouée par son
vrai coiffeur, qui ''m'a soufflé la réplique'', dit Bertrand Bonello.
Finalement, ce SAINT LAURENT est complémentaire du YVES SAINT LAURENT d'il y a huit mois en ce sens qu'il ''ne montre pas comment Saint Laurent est devenu Saint Laurent, mais ce qu’il lui en
coûte d’être Saint Laurent'', résume le réalisateur.
Et, pour en finir avec les comparaisons: oui, Gaspard Ulliel, fragile et mystérieux, parfois dur, tenaillé par les tourments intérieurs, est aussi convaincant que Pierre Niney dans le costume du
grand couturier. Résultat du match en février prochain aux César.
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
''J'ai l'impression d'être devenu un vernis à ongles dans un Prisunic ou un sac à main'' (Yves Saint Laurent, à la fin de sa vie).
SAINT LAURENT
(France, 2h30)
Réalisation: Bertrand Bonello
Avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Léa Seydoux
(Sortie le 24 septembre 2014)