Juliette et les nuages
Et un, et deux, et trois.
Dans son dernier film, Olivier Assayas offre trois superbes rôles à trois actrices en état de grâce: Juliette Binoche, Kristen Stewart et Chloë Grace Moretz. Dans une sorte d'hommage au cinéma,
au théâtre, au métier d'actrice, à Juliette Binoche...
Celle-ci interprète Maria Enders, une actrice d'une quarantaine d'années qui, dans sa jeunesse, au début de sa carrière, avait joué dans une pièce de théâtre le rôle de Sigrid, une jeune fille
ambitieuse qui séduit Helena, femme d'affaires plus âgée qui se suicide par amour pour elle.
Vingt ans plus tard, Maria Enders se voit proposer de rejouer dans la même pièce, sous la direction d'un jeune metteur en scène. Mais pour reprendre, cette fois, le rôle d'Helena.
Alors que le rôle de Sigrid est promis à une jeune actrice hollywoodienne connue pour ses frasques et poursuivie par la presse people (Chloë Grace Moretz), Maria Enders part s'isoler dans le
village suisse de Sils Maria pour y répéter son rôle avec son assistante personnelle, Valentine (Kristen Stewart)...
Le film dans le film, la pièce dans le film, filmer des acteurs et actrices en train de faire leur métier: l'idée n'est pas nouvelle, d'EVE à LA MAÎTRESSE DU LIEUTENANT FRANÇAIS en passant par LA
NUIT AMÉRICAINE. Ici c'est Juliette Binoche qui a proposé à Olivier Assayas de collaborer avec lui.
Tous deux s'étaient rencontrés au début de leur carrière, en 1985, sur le film d'André Téchiné RENDEZ-VOUS dont Assayas avait écrit le scénario. Puis leurs chemins ne se sont plus croisés jusqu'à
ce qu'il fasse jouer Binoche en 2008 dans son film L'HEURE D'ÉTÉ. Et depuis, un goût d'inachevé entre les
deux.
Le temps qui passe, les remises en question, l'adaptation au temps présent et les leçons à tirer du passé: superbement mis en scène, SILS MARIA est un portrait d'actrice qui donne à Juliette
Binoche un de ses meilleurs rôles.
Les pistes sont parfois brouillées, on ne sait pas si certains dialogues, certaines attitudes, certains sentiments entre Maria Enders et son assistante Valentine sont la réalité ou les
répétitions de la pièce, la vraie vie ou le théâtre. C'est brillant, parfois drôle, ciselé au plus près.
A cette complicité/confrontation entre les deux femmes, de deux générations, va s'ajouter la rencontre avec la jeune actrice hollywoodienne que Maria Enders ne connaît pas et découvre.
Tout en privilégiant des dialogues d'une grande finesse et d'une grande intelligence, Olivier Assayas plonge en permanence dans le monde actuel –téléphones portables, tablettes, réseaux sociaux,
Internet, presse people et paparazzi.
Le film porte le nom du village de Sils Maria, dans
les Alpes suisses, où séjournèrent notamment Friedrich
Nietzsche, Thomas Mann, Marcel Proust, Hermann Hesse, Alberto Moravia, ou Jean Cocteau.
Et c'est avec une maîtrise vertigineuse, dans un mélange de poésie et de pédagogie, qu'Olivier Assayas emmène le spectateur dans les nuages du ''Serpent de Maloja'', un phénomène
météorologique local dont il fait la métaphore d'une nébuleuse mentale et du temps qui passe.
"Maria Enders est-elle la jeune fille qui autrefois a interprété Sigrid, est-elle l’adulte, la femme mûre que lui renvoie le regard d’autrui; ou bien encore l’un ou l’autre des personnages
qu’elle a incarnés, l’un ou l’autre des visages qui apparaissent lorsque l’on clique son nom sur Google Images ou sur YouTube? Y a-t-il quelque chose à quoi elle pourrait se raccrocher, sinon le
secret de son intimité, où le temps ne s’inscrit pas? Là où il ne fait que s’écouler, comme le phénomène nuageux de Maloja?", s'interroge-t-il.
En compétition au dernier Festival de Cannes, SILS MARIA a eu ses
admirateurs mais aussi ses détracteurs, dans la folie furieuse de l'encombrement quotidien des films défilant sur la Croisette.
Trois mois après, cette réflexion sur le réel et le virtuel, sur la création artistique et la vraie vie, sur le temps qui passe et les caractères humains qui perdurent, sur les doutes et les
certitudes, mérite qu'on la place au plus haut dans la filmographie d'Olivier
Assayas.
Le réalisateur de DÉSORDRE (1986), IRMA VEP (1996), LES DESTINÉES SENTIMENTALES (2000) ou CARLOS (2000) est ici au-dessus des nuages. Il y entraîne, à côté des deux jeunes actrices Kristen Stewart et Chloë
Grace Moretz remarquables (le film est en anglais), une Juliette Binoche époustouflante de justesse, de maturité et de charme.
Jean-Michel Comte
LA PHRASE
''Moins il comprend, meilleur il est. S'il ne comprend rien, il est excellent'' (un réalisateur, à propos d'un acteur).
SILS MARIA
(France, 2h03)
Réalisation: Olivier Assayas
Avec Juliette Binoche, Kristen Stewart, Chloë Grace Moretz
(Sortie le 20 août 2014)